Prenant pour départ les villes côtières tunisiennes, la migration clandestine à destination de l’Italie bat actuellement son plein. Durant le mois de juillet, le flux a été si massif que les autorités italiennes ont haussé le ton face au gouvernement tunisien et ont envoyé deux ministres pour négocier avec Tunis l’évolution de la situation. En effet, la reprise des flux migratoires massifs vers la péninsule italienne à partir de la Tunisie provoque un regain de tension entre Tunis et Rome, dans lequel sont piégés ces migrants irréguliers.
C’est dans ce contexte assez tendu que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) a tenu, hier, une conférence de presse pour présenter les chiffres actualisés de ce phénomène qui semble échapper de plus en plus à la stratégie sécuritaire mise en place par la Tunisie. Il était question également de dénoncer les conditions de détention de ces migrants qui se comptent par milliers dans les «centro» ou les centres d’accueil, notamment dans des conditions sanitaires déplorables.
Seulement durant les sept premiers mois de l’année courante, 5.655 migrants tunisiens ont atteint les côtes italiennes contre 858 pendant toute l’année 2019. C’est le constat alarmant dressé par Romdhan Ben Amor, chargé de communication auprès du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux.
Il explique que les causes économiques uniquement n’expliquent pas l’explosion de ce fléau durant ces derniers mois, précisant que pendant le mois de juillet dernier, des vagues de migrants tunisiens ont traversé en masse la Méditerranée pour atteindre notamment l’île de Lampedusa. Du jamais vu depuis 2011, lorsque la migration clandestine avait bénéficié de la détérioration de la situation sécuritaire.
Le responsable auprès de cet acteur de la société civile qui défend les droits des migrants irréguliers indique également que durant les premiers mois de 2020, 481 tentatives de migration illégale ont été avortées et 6.895 candidats ont été arrêtés. «La situation des migrants tunisiens en Italie et principalement à Lampedusa est vraiment désolante, notamment dans des conditions sanitaires précaires. D’ailleurs, selon les données auxquelles nous avons eu accès, il n’y pas de séparation entre les migrants atteints de coronavirus et les autres qui sont sains», a-t-il dénoncé, appelant le gouvernement italien à traiter ces migrants d’une manière humanitaire et conformément aux dispositions légales internationales.
Selon les données présentées par le Ftdes, du 1er janvier au 31 juillet 2020, plus de 600 mineurs tunisiens ont atteint les côtes italiennes, dont certains qui ne sont pas accompagnés par leurs familles. 134 femmes tunisiennes sont également parvenues à atteindre ce pays d’une manière irrégulière, ce qui prouve que ce fléau touche de plus en plus la gent féminine.
Le décrochage scolaire pointé du doigt !
Lors de cette conférence de presse, le Ftdes a présenté le témoignage en direct d’un migrant tunisien placé, avec plus de 3.000 autres, comme il l’explique, en isolement dans un bateau. Aymen, joint par la technique de vidéoconférence, fait état d’une situation extrêmement difficile, puisque plus de 3.000 migrants, dont certains sont infectés par le coronavirus, ont été, selon ses dires, placés dans un même bateau en vue de passer les quatorze jours d’isolement, sans aucune application des règles de distanciation physique ni de port de masque. «Ils nous ont placés comme des animaux dans ce navire, plus de 300 migrants sont infectés par le coronavirus, alors qu’ils veulent nous rapatrier de force, ce sera la catastrophe sanitaire en Tunisie», a-t-il témoigné. Il appelle le gouvernement tunisien à négocier avec son homologue italien «pour éviter le pire» en empêchant les autorités italiennes de rapatrier les migrants tunisiens.
Présent lors de cette conférence de presse, le président du Ftdes, Abderrahmane Hedhili, a pointé du doigt l’absence d’une stratégie nationale pour gérer ce lourd dossier qui pèse sur les relations tunisiennes avec le vieux continent. Réfutant l’idée que la solution de cette crise serait simplement sécuritaire, l’activiste de la société civile a rappelé que depuis 2013, plus de cent mille élèves quittent annuellement les bancs des écoles et des lycées, «ils ne trouvent que la migration clandestine comme seule issue face à la situation socioéconomique lamentable qu’ils vivent». «Depuis 2013, la Tunisie a cumulé près de 900 mille élèves ayant interrompu leurs parcours scolaires. C’est une question extrêmement importante car c’est à ce niveau que débute le traitement du fléau de la migration clandestine», a-t-il expliqué.
Le «rapatriement forcé» comme arme italienne
Evoquant la question du rapatriement forcé des migrants tunisiens, Romdhan Ben Amor a expliqué que «la Tunisie est sous haute pression et n’est pas en position de force». «Le rapatriement forcé existe depuis 2011 lorsque la Tunisie et l’Italie avaient signé une convention portant sur le droit de l’Italie à rapatrier régulièrement et selon des quotas les migrants tunisiens. Cela se fait d’une manière illégale puisque ces migrants ne bénéficient d’aucune assistance juridique et sont rapatriés presque automatiquement et sans étude de leurs dossiers», a-t-il expliqué.
Le dossier migratoire provoque des crispations entre Tunis et Rome. Plus de 4.100 Tunisiens ont atteint les côtes italiennes seulement durant le mois de juillet, ce qui a poussé le gouvernement italien à dépêcher à Tunis le 27 juillet sa ministre de l’Intérieur, Luciana Lamorgese, et quelques jours après son ministre des Affaires étrangères, Luigi Di Maio. Selon certaines informations, les parties italiennes auraient menacé de suspendre des aides au gouvernement tunisien, si les flux massifs de migrants irréguliers se poursuivaient. Sans réponse qui pourrait plaire aux Italiens, la Tunisie insiste sur le fait que la migration irrégulière est une responsabilité collective impliquant aussi les pays d’accueil. « La migration irrégulière est, avant tout, un problème humanitaire dont le règlement demande la mobilisation des efforts des différents pays pour identifier des solutions garantissant le maintien de ces migrants dans leurs pays », avait estimé dans ce sens le chef de l’Etat Kaïs Saïed en recevant la ministre de l’intérieur italienne Luciana Lamorgese.
L’Italie a démarré, hier, son processus d’expulsion des migrants irréguliers tunisiens comme annoncé par son ministre des Affaires étrangères Luigi Di Maio. Piégés dans ce bras de fer diplomatique entre les deux pays, les migrants tunisiens continuent à être traités d’une manière inhumaine et subissent des conditions de détention extrêmement difficiles, alors qu’ils ne bénéficient pas des moindres droits, notamment dans ces circonstances sanitaires difficiles.